24 juillet 2012

Ta punition, ma pauvre Angèle...

  C’est d’être toi, et d’avoir à vivre avec ça
-en d’autres termes de ne pas mourir, et de recevoir la vie, encore fillette, comme un châtiment


 Ce n’est pas très optimiste, Holy Motors
 C’est même complètement dépressif, le héros fume et boit mais ne mange pas
 Et tout le monde aime, écrit, se pâme (sauf quelques-uns qui en sont revenus)
 
 Il y a bien des raisons qui semblent claires de l’admiration suscitée par le film. D’abord il est très beau, je veux dire, beau comme un Spielberg ou comme un Ridley Scott : le Carax sait tenir sa caméra, c’est certain, et puis il y a cette forêt de symboles, cette orgie de sens – comme il peut y avoir orgie de preuves après un meurtre
-  en général, cela cache quelque chose

Holy Motors, a priori abscons, a deux manières d’être explicite.

            La première, la moins intéressante, tient à ces clés disséminées ici et là : « Théo » est le nom de la victime et celui de la boîte de prod de Carax ; c’est Carax l’homme qui se réveille au début ; l’une des Limousines a la voix de Michel Delahaye, éminent critique ; Henry James est remercié au générique parce que la scène du moribond est inspiré d’un de ses dialogues, etc. – il y a moyen de rigoler pendant des heures. Le film est saturé d’intertextualité, d’inter-tout, et Carax en bon petit littéraire qu’il est sait faire sonner ses phrases, faire sonner ses plans – son côté Spielberg/Scott – et citer qui il faut quand il faut.

            La deuxième manière, c’est qu’il sait qu’il sait le faire – et se promène d’un genre de cinéma à un autre en permanence, en errant : on croit entendre après chaque séquence que « bon, ça, c’est fait ». C’est là le sentiment du héros, celui du devoir accompli. Or voilà peut-être ce qu’est surtout Holy Motors. Et l’origine du parfum d’amertume qui l’enveloppe.

-   des moteurs qui tournent à vide

 

 Car l’amertume ne saurait venir de ce qui est explicite. On n’est pas dans Les Muppets : Holy Motors se fout bien de l’avancée de la motion capture au cinéma. On n’est pas dans Avatar : Holy Motors se fout bien de l’écologie, même si Lavant soupire à un moment donné « j’aimais bien les forêts ». On n’est pas non plus dans To Rome with Love : Holy Motors se fout bien que la scène de Monsieur Merde soit une parabole de la société du spectacle, de l’abrutissement des artistes et de leur public, etc. Tout ça, c’est explicite, on s’en fout. On s’en fout d’autant plus que l’une des beautés du film, c’est de montrer, de rappeler qu’après tout – oui – on s’en fout.

 « la beauté du geste » ? Qui y croit encore ? Vraiment ? Si c’est ça l’enjeu du film, c’est qu’il est en péril, que l’on commence à s’en foutre précisément et pas seulement le public des idiots mais l’acteur lui-même (voir les remarques du personnages de Piccoli à son égard).

 Nous sommes plongés dans ce futur proche dans lequel rien n’a changé, sinon que le cinéma a disparu et que les gens se content d’une beauté explicite, genre Eva Mendes maquillée, drapée d’or au Père Lachaise
      
            Et le héros est immortel
            Après l’entracte, Lavant meurt quatre fois
            Ça ne prend jamais.
Écoutez les répliques sur la mort qui bercent le film, disposées ça et là par le savant petit littéraire : la mort donne son prix à la vie (explicite, premier degré facile), elle guérit de la vie ; en clair (second degré, toujours un peu facile) ne jamais mourir, comme le héros, est une damnation (voir la vieille : « j’ai peur de ne jamais mourir », et Piccoli, chef des damnés : « à une époque j’ai même cru que j’allais mourir. »)

 Alors Carax se fout de son film ?
 Oui.
 Prend sa virtuosité à deux mains, la fait tourner à plein régime, fait chauffer le moteur
-  et cale à pleine vitesse
-  précisément de manière à joyeusement flinguer les pieds de l’œuvre.

C’est ce qui est sublime ici. Pas une scène qui ne soit faussée. Il y a cette hésitation entre beauté et vérité qu’a cernée la fillette
-  Angèle, qui a choisi de ne pas mentir, et la vérité est bien laide…

 

Il y a tous ces effets tous purulents de cinéma : la fausse charge du film français contre le cinéma américain, la beauté trop éblouissante pour être honnête de la scène avec les capteurs – et ses ralentis à la John Woo, ses monstres numériques à la David Fincher (monsters turned into lovers) – le zoom absolument grotesque sur Kylie Minogue se prenant pour Nicole Kidman dans Moulin Rouge qui perce, qui littéralement troue et déchire le satin magnifique des refrains qui l’entourent (lovers turned into monsters)

 Who were we… Who were we…
-   toujours ce tendre désir d’un retour au passé puis

            THERE WAS A CHIIIIIIIIIIIIILD……..

* * *

Il y a la forêt de symboles et cette forêt ouvre et recouvre le film
-     ce bel avion du premier plan : d’où vient-il ? que veut-il ?
-    le réalisateur réveillé par la salle de cinéma mitoyenne à sa chambre d’hôte : qui est-il ? on se croirait dans un Rubik’s Cube scénaristique à la Charlie Kaufman

et sous la forêt
            la dynamite
             les plans trop lourds, les plans grotesques, le gros spectacle
-     le sang qui jaillit des plaies comme dans Sweeney Todd
-    la sonnerie du plan ORSEC qui se déclenche à l’approche de Voltaire
-    le vieillard qui meurt dans un souffle : « adorée !.... »

grotesque vous dis-je
et beau pour ça

parce qu’à ces moments-là c’est comme si le film doutait
comme s’il s’apprêtait à repartir juste après être venu (au sens anglais du terme « to come », qui est double) et
            oh, c’est la première image du film, un homme qui arrive, fait brusquement demi-tour, repart
            Alors quoi, Carax est un dandy ?
                       Ça me ferait mal
Sous les symboles, sous la condensation des films, sous le dandysme, il y a autre chose
            En-dessous
                                   Et cette clé-là le film nous la donne.

« la souffrance n’est pas ce qu’il y a de plus profond… mais elle est quand-même très, très profond. »
                                   (élue plus belle réplique du film par votre serviteur – justement parce qu’elle reflète ce mouvement d’autodestruction du sens, d’aller et venue, de rétractation subite, d’hésitation vaincue par la résignation…)

            Sous ce foutoir disais-je
                       Il y a la souffrance

La souffrance et les chiens

 

            Il y a trois chiens dans Holy Motors, souvent proches des humains, géographiquement et ontologiquement.
            Le bébé du début est remplacé aussitôt dans la travée entre les sièges du public par un chien lourd et probablement bête
            Les chiens dorment toujours auprès des hommes
            Comme eux, se réveillent pour une vie qu’ils oublient sitôt qu’ils l’ont vécue
            Vont chercher – demi-tour – et rapportent, constamment contents – c’est pour ça qu’on les aime, paraît-il
            Mais les chiens n’ont aucun sens de la beauté : les chimpanzés non plus, que retrouve Lavant à la fin, sur ces ultimes mensonges : « C’est moi », puis : « notre vie va changer… »

* * *
            Mais alors si la souffrance n’est pas au plus profond, qu’est-ce qu’il y a ?
-          il y a ce truc indicible
Kylie Minogue avant de chanter murmure : « i have this feeling… » - la voilà qui s’approche du feeling en question, court vers lui, s’arrête avant de l’atteindre, de le nommer – demi-tour – et chante.

Et l’enfant de la chanson, l’enfant de l’amour passé, comment s’appelait-il, ce CHILD ? – elle ne nous le dit pas

Il ne peut pas y avoir cinquante choses indicibles dans un film. Sinon c’est le bazar. Ni cinquante, ni deux, d’ailleurs.

Holy Motors prend place dans un futur proche où rien n’a changé mais où l’on s’est mis à douter de l’existence de la beauté. Les actes semblent vides, accomplis pour quelqu’un qui ne regarde plus. C’est un monde sans caméras et un monde sans amour.
-          plus de lovers. Juste des monsters.
Le moteur du monde est à deux doigts de caler, ne tourne plus qu’à la souffrance seule et à ce qu’elle recouvre
                        La tristesse
                        Qui hésite sans cesse à tout abandonner

 

Ce n’est pas très optimiste, Holy Motors
            La trajectoire du film part de l’amour – le visage de la fillette derrière le hublot – et rejoint la solitude absolue – le comédien seul avec ses trois singes – en passant par la mort, la violence, la folie. Lavant se tait d’abord (la vieille, la motion capture, Monsieur Merde) et meurt après l’entracte (le tueur, Théo, le ministre, le vieillard)

            Du silence à la mort, de l’amour à la solitude
            Et pourtant tout le monde aime

Ce doit être parce que c’est beau
Et s’il n’y a plus que la tristesse de belle
Alors laissons tomber le bonheur

c.



2 commentaires:

brvbrv a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
brvpierre a dit…

Merci pour cette belle immersion dans ce film motorique & météorique. De la même façon qu'on ne peut jamais totalement aimer le cinéma de Carax, il semblerait aussi qu'on ne puisse jamais totalement le détester. Des films qui ne laissent jamais indifférent, et toujours différent...
Et si Holy Motors, par-delà ses failles, réussissait à fixer ces vertiges qu'un Mallick échoue si lamentablement, de film en film, à susciter ?