18 mai 2011

Tree of Life - en redescendre aux mots

"J'étais accablé d'une surabondance de vie." Chateaubriand, René.


1. Tree of Life est une adaptation littéraire : celle du Génie du Christianisme, paru en 1802. Fait rare au cinéma : l'adaptation surpasse le matériau d'origine.

"Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara ; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau Monde."

2. On reproche à Malick d'être un illuminé. De laver plus blanc que blanc. S'il lave plus blanc, c'est que nous sommes sales. Tree of Life redonne le goût de la beauté à l'état pur. A l'état naturel. La douleur naît de la prise de conscience de la saleté. Mais d'où viennent les larmes ?

3. A ceux qui trouvent le film ridicule, une réplique d'Avatar : "No one can teach you to see" !

4. C'est encore et toujours la Genèse. Peu de cinéastes s'attachent ainsi à la répétition d'un seul mythe. Malick est passé maître dans l'art d'évoquer l'Eden. Le sentiment de la Chute est si fort en lui, visible dans les yeux de Sean Penn, qu'il donne une force inouïe à sa volonté d'imaginer l'idéal. La prouesse de Tree of Life, c'est de faire durer cet idéal sur au moins 45mn. Après, Caïn, Abel, tout ça... ne sont que des échos par anticipation. Les Moissons du Ciel, La Ligne Rouge, Le Nouveau Monde, s'étendaient tous beaucoup plus sur la perte. Là, les personnages ne sont chassés du Paradis, la maison du Père, qu'à la toute fin.

5. 2h18 au Paradis.

6. "This is where God lives", murmure Jessica Chastain en désignant le ciel. En croyant désigner le ciel, mais elle désigne l'écran. La salle de cinéma. Elle désigne l'œuvre entière, peu avant qu'éclate la Moldau de Smetana, qui est la musique de la bande-annonce et celle du moment le plus fort du film, un début de vie filmé du point de vue d'un nouveau-né, qui est aussi le point de vue de l'homme kubrickien, nietzschéen, que sais-je, qui est le début de la quête de pouvoir, le début du vertige.

7. D'où viennent nos larmes devant Tree of Life ? Sommes-nous des illuminés aussi ? Des convertis ? Des cinéphiles ? Des madeleines ? Quelle est la nature de ces larmes ? Je les sens venir s'écraser en bas de ma gorge, dans l'ouverture de ma chemise. Sont-elles celles de l'émerveillement d'Avatar ? Ou sont-elles des larmes de joie, joie de voir que le monde perdu de Cameron n'a pas encore disparu, comme au début de son film ?

8. Amusant, tous ces convertis claudeliens qui s'émerveillent que "le cinéma [soit] redevenu un art", tout ça parce qu'un film avec Brad Pitt s'est débarrassé d'une véritable intrigue. Si Tree of Life possède cette force régénératrice, c'est que l'Eden qu'il recrée est cinématographique : revenu de chez les morts, au générique, le nom Douglas Trumbull pointe du doigt le désir de marier l'époque de 2001 (1968) et celle de Blade Runner (1981), dont il supervisa les effets spéciaux (l'homme a aujourd'hui 69 ans, quand-même) - et pourquoi pas le désir de compléter la trinité des grandes œuvres sur la Création. 1968, 1981, 2011 : une génération, à chaque fois, peu s'en faut.

9. Chateaubriand reconnaissait l'échec de son texte. Il lui fallait une caméra.
"La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes, mais dans ces régions sauvages l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu."

10.
Un plésiosaure blessé. Grâce absolue de l'image de synthèse. Néogénèse numérique. Pour un seul plan, un seul mouvement de son long cou. Le ciel rouge sang, sa plaie qui reflète le couchant.

11. "L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures ; et, au moyen de l'orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple gothique jusqu'au bruit des vents et des tonnerres, qui roule dans la profondeur des bois." Malick filme un orgue mais pas d'église - pas de l'extérieur en tout cas. Il filme des forêts. Si, il y a un plan d'église de l'extérieur. Le clocher est à l'arrière-plan. Au premier plan : un arbre.

12. Si on était dans Trois Couleurs, on écrirait : Terrence Magique. Parce que les lumières, à l'image, semblaient venir de nulle part, naître d'elles-même, se dessiner seules. Comme du fond des âges ou du fond des hommes, sur lesquels l'écran ouvrait comme un puits.

13. Malick raconte une Création du monde de manière scientifique. Voyez les institutions de recherche citées dans le générique. Donc pas un mormon, non. Pas même un catholique. Simplement quelqu'un qui accepte de regarder le monde tel qu'il s'est créé, et d'y fabriquer, par le regard, de la Grâce. Ainsi convergent les voies de la Nature et de la Grâce. Je ne comprends pas qu'on puisse reprocher à Malick d'être religieux au sens négatif, contemporain du terme.

14. Défense et illustration, par Malick, du Big Bang, de l'apparition des galaxies, de la vie et des dinosaures - sur fond de Lacrimosa, de Zbigniew Preisner (compositeur de Kieslowski). Lacrimosa : les larmes. Comment mieux dire la douleur d'exister, l'immensité des malheurs engendrée par la multiplication des mitoses cellulaires accomplies sous l'océan, voilà plusieurs centaines de millions d'années ? Sous ses airs de douceur, Tree of Life est hanté par une profonde mélancolie qui ne tient pas seulement au sentiment de la chute, et aux yeux de Sean Penn. Une mélancolie telle qu'il lui faut toute la beauté du monde pour l'apaiser, ne serait-ce qu'un peu. D'où viennent les larmes ?


15. Étonnant comme les gens qui ont adoré et ceux qui ont détesté ne peuvent absolument pas s'entendre, se comprendre. J'ai pourtant été le témoin d'une véritable conversion. Le converti s'appelait F.P. Je n'y suis probablement pas pour grand chose, mais voilà une des choses que je lui avais écrites :

Pourquoi la grille chrétienne ne me gêne-t-elle pas ? Je ne suis ni mormon, ni catho. J'ai l'impression qu'à force de réemployer la genèse, Malick en fait un simple outil esthétique, une machine à cinéma. Vidée de son sens à force d'avoir été rabâchée. Il n'en subsiste que sa perception hédoniste de l'idée d'un monde divin. De la même manière que l'intérêt de Michael Bay pour l'armée est sûrement déconnecté d'un réel pro-militarisme... Ce sont des jouets. Dans Tree of Life, on joue avec la Création. Le kangourou, tout ça. Du coup, l'ellipse de l'apparition de l'homme, je ne la vois pas comme l'expression d'un antidarwinisme ridicule, mais avant tout comme un moyen de ne pas répéter 2001 en montrant des australopithèques : et de toutes façons, ce n'est pas la naissance de la raison, de l'intelligence humaine, qui intéresse Malick. Ces choses-là auraient plutôt tendance à le dégoûter. Ce qui l'intéresse, c'est la capacité à percevoir le monde de manière sensuelle (liée au cerveau reptilien, d'où l'importance des dinos, des animaux, peut-être). La raison et l'intelligence humaine, c'est le ver dans la pomme (déjà présent chez Kubrick), car ce n'est que le désir de domination (mis en scène par la rencontre des deux dinos dans Tree of Life, par les singes de 2001, et par tout le monde, ensuite). C'est ainsi que je m'explique le passage elliptique du monde naturel des dinosaures au monde naturel des hommes capables de s'extraire du monde artificiel construit par les singes kubrickiens et leurs infâmes descendants.

16. Examinons enfin l'exergue. Job, 38 ; 4. Where were you when I laid the foundations of the Earth ? [Où étais-tu quand j’ai posé les fondations de la Terre ?]

Dans la Bible, c'est Dieu qui s'adresse à Job, le Créateur qui s'adresse au malheureux. En d’autres termes, Dieu à Malick : comment as-tu pu rater la Genèse ? Tree of Life serait alors la réponse d'un cinéaste du millénaire naissant : une genèse cinématographique. Déplaçant ainsi l'objectif de sa non-caméra dans l'espace (galaxie de profil, galaxie de face) et dans le temps (des amibes aux méduses aux hommes). Cette impression d'être passé à côté de la genèse est aussi l'histoire du gamin passé à côté de son père, occupé à grandir en le détestant ; ou l'histoire du père passé à côté de son fils (Brad Pitt regrette d'avoir été trop ferme avec celui qui est mort). Le film est une rédemption : il s'agit de montrer tout ce qu'on n'a pas pu voir parce qu'on était ailleurs. L'intérêt pour l'ère des dinosaures, sans humains, me semble d'ailleurs une utopie vouée à se développer, je veux parler de ces films où l'humain technophile s'efface au profit d'un retour à un univers holistique, lié aux éléments, entre ciel et terre [le dernier film avec un Tree of Life en plein milieu a été le plus gros carton de l’histoire, et vous pouvez être sûrs que ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un Luc Besson sourd.]

L'autre hypothèse, c'est que Malick s'adresse à Dieu. Il lui demande où il était quand il a refabriqué le monde, c’est-à-dire, quand il a fait son film, et son Big Bang en images de synthèse. Job, le miséreux qui a renié sa foi en l’homme, c’est donc plutôt Dieu. J’aime assez. L’exergue serait la question du réalisateur d’un nouvel Eden cinématographique à un Dieu absent de l'ère capable de recréer le monde au cinéma. J'ai recréé le Monde avec la technologie, avec la science - tout sauf le divin, tout sauf la Grâce, dit Malick, se demandant où peut être la Grâce dans son monde réincarné. Tree of Life cherche à injecter dans un film le même sentiment de la transcendance qu'on peut avoir devant la vraie nature, devant une cascade, le visage d'un bébé endormi, un père que son fils vient aider à jardiner. C'est l'image des nuages reflétés dans l'immeuble : ai-je vraiment su reproduire le ciel (where God lives, indique la maman) à l'identique ?

C.


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