31 décembre 2009

Avatar et les Rêves / Le Baiser au Graal


Avatar et les rêves

Avatar, de James Cameron


(Avatar, acte II)



On se souvient de Rose, sur la proue du Titanic. Les bras écartés sur le navire qui fendait un océan bleu Na’vi, elle s’écriait avec émerveillement : « I’m flying ! » - puis, au gré d’un fondu, se désintégrait, engloutie sous la surface avec le temps, et son voile qui battait au vent se retrouvait soudain morceau d’algue dans les abysses. C’est ici que revient James Cameron, dès la première réplique d’Avatar : « I started having these dreams of flying. » Jake Sully aussi voudrait voler. Le même sort lui sera réservé qu’à Rose, quand des graines de l’arbre de vie viendront se poser sur ses bras avec une grâce de méduses, l’incluant dans un univers tenant de l’air comme de l’eau. Pandora est planète aérienne et planète sous-marine ; les plantes luminescentes y brillent comme les baudroies et les anges d’Abyss.
Le passage à la 3D dont rêvait Cameron a toujours été celui-là, celui-ci d’un déplacement désespérément humain sur la surface plane, 2D, de la Terre, qui se ferait déplacement en 3D - dans les airs, dans les mers. Quant à la 3D des lunettes sur votre nez (attention aux marques rouges sur les arêtes, après 2h41...) - à quoi sert-elle sinon à accentuer le sentiment d’immersion dans le film : le mot est bien choisi par le public, à la sortie de la salle, à la remontée. En plus de tirer le meilleur des effets 3D de films ratés (effets de transparence : vitres, eau, visières, écrans… que Destination Finale 4 avait essayé de mettre en valeur), Cameron fabrique un monde aux couleurs vives, capables de traverser le filtre des lunettes, et de les faire oublier. Immersion. Ce qu’il y avait de fascinant dans le Titanic, finalement, c’était peut-être sa plongée dans la 3D de l’univers sous-marin. Avant Avatar, Cameron a essayé un premier film en 3D. Ghosts of the Abyss… Où se passait-il ? Dans l’épave du Titanic.


Avatar est conçu pour susciter le bonheur de manière animale. On peut voir là un versant de la nécessité de parler aux foules, un avatar du commerce forcené et répugnant. C’est aussi une manière de vouloir s’adresser à une communauté, humaine, terrestre ; versant écologique de l’œuvre : nous partageons une même planète, nous sommes un groupe d’animaux. Et Cameron de parler à l’animal en nous en proposant une jouissance profondément désintellectualisée ; en un mot : un bonheur d’enfant. « You’re like a child », reproche Neytiri à Jake, qui s’amuse à tambouriner sur les fleurs luminescentes pour leur faire rendre plus de lumière. Des grands aliens de Cameron aux Maximonstres de Jonze, sortis au cinéma le même jour, il n’y a qu’une légère différence (oui, oui... et quelques dollars) dans la manière d’écrire un nouvel hymne à l’enfance.
Ce bonheur désintellectualisé prend ses racines dans un enthousiasme profond chez le spectateur. C’est d’abord le bonheur de l’homme paralysé qui retrouve ses jambes : première scène de course, de libération, écho de la scène de libération de Jack, le paria devenu king à la proue du Titanic. Et nous avons déjà évoqué l’envol, figure fondamentale des rêves comme des films de Cameron, qui s’effectue, sur Pandora, à dos de banshee. On peut ici se demander si on n’a pas imposé à James Horner de reprendre la musique de Titanic – le thème est le même, à une note près - pour envoyer au public l’idée que le même succès est visé. Se crée alors un certain hiatus entre le peu d’originalité – qui n’a rien à voir avec l’efficacité, oh que non – de la musique, et la révolution des images. Peu importe. Nul besoin d’inventer un nouveau langage musical pour accompagner le langage des Na’vi, aux accents tantôt tahitiens, tantôt égyptiens, inventé par un linguiste à 100 000 dollars de l’heure : l’histoire se déroule dans un monde où la communication verbale importe finalement peu puisqu’elle se fait par le lien, tsaheylu, Jake ! effectué avec l’environnement, qu’il s’agisse d’animaux, d’arbres, et – la scène de sexe est encore plus pudique que celle qui précède l’iceberg – d’êtres entre eux. A la fin, quand les Na’vi ondulent, assis en rond autour du corps de Jake déposé au pied de l’arbre, un travelling survole les mains en 3D de la tribu, qui donnent alors l’impression troublante d’être celles de la personne assise devant nous, dans le cinéma. Nous avons tous les mains levées, et communions tous devant ce qui se trouve en profondeur, qu’un écran nous sépare de ce point de fuite, ou non. Et cette volonté (j’allais écrire : volupté) d’immersion dans un monde imaginaire, nombre d’entre nous ne l’avait pas ressentie depuis l’enfance.


Après, évidemment, cette immersion porte un autre nom : non pas communion, mais connexion. C’est sûr, c'est moins enfantin... Mais Cameron évoque dans les interviews l’enfant de 14 ans en lui qui rêvait de science-fiction : à 14 ans, on est encore un peu du côté des Maximonstres, mais on a l’âge d’avoir facebook. Cette civilisation connectée de Pandora ressemble à l’utopie d’un monde qui aurait appris à se servir du fameux social network, et l’aurait intégré comme les corps na'vi ont intégré les logiciels permettant de les créer. Nous en revenons ici à cette idée évoquée dans Clones, conte moderne du réseau, du tout connecté. Avec nos machines collées aux oreilles ou aux yeux, Ipod, i-phones, nous sommes encore des colonels Quaritch engoncés dans la carlingue amplificatrice des machines. Les Na’vi sont les humains du futur, consubstantiels de leur technologie. Clones mettait en scène cette connexion négative et en rêvait la destruction, Avatar va plus loin : ici le virtuel n’a plus rien de monstrueux, il est la vie. La connexion façon Clones est passée du côté des bad guys : c’est la connexion façon colonel Quaritch, remote controlled, où il faut mimer les gestes à l’intérieur de la carlingue de l’Ampsuit pour que le robot réagisse. Caricature de ça : « I’ll see to it that you get your legs back – you real legs », dit le colonel en désignant les jambes de Jake - avec son doigt de robot.

Quaritch, c’est la vieille connexion du temps où le corps et la machine s’emboîtaient l’un dans l’autre, mais ne faisaient pas un. La différence avec l’avatar, c’est que la connexion ne se fait plus avec le mécanique, mais avec le vivant. Le final d’Avatar, sous ses airs « d’actioner bourrin », met en scène le combat du virtuel-solide contre ce virtuel-vivant. Quaritch meurt cloué à son solide par deux flèches. Son corps et sa machine le tuent lorsqu’ils ne font plus qu’un, tandis que Jake, lorsqu’il ne fait plus qu’un avec la technologie qui le porte, renaît. Nouvelle variation sur l’écologie : nous sommes tous connectés, et cela est bon ; à terme, pourtant, nous ne serons plus connectés que dans un monde gris, mourant, sans vert. La connexion doit agir sur le réel, agir sur la vie, et ne pas s’assujettir à l’action des machines – et des humains soumis à ces machines, des humains à l’intérieur d'elles. Quand on se connecte, il faut que ce soit pour l’âme, non pas pour se soumettre à du mécanique, à de l’artificiel. C'est ça : trouver à la connexion sa juste place dans le réel. Quaritch est un relent du passé, une vomissure du cinéma des années 80: il passe le film entier à se prendre pour Rambo. Et pour la petite histoire... Stephen Lang avait passé une audition auprès de Cameron à l'époque d'Aliens, pour le rôle de Bill Paxton. Nous étions au beau milieu des années 80 : il n’est pas innocent que Cameron soit allé pêcher dans ses souvenirs de castings de ces années-là pour trouver le personnage du réac’.
Des années 80, on retrouve aussi le choix du clin d’œil à Michael Jackson, cité lorsque Jake dompte l’un des énormes mastodontes à tête de requin marteau : « Who’s bad ?! », s’exclame-t-il en bombant le torse : le film était en cours de postproduction quand le King est mort.

Vous allez me dire, qu'est-ce que Michael Jackson vient foutre là-dedans ? Ben, lui aussi était resté en enfance, et puis Avatar se rêve en film total, l’œuvre somme, le rêve de Cameron : d’Aliens, il reprend la trouvaille du radar comme élément de suspense, les robots humanoïdes et Sigourney Weaver, d’Abyss, la phosphorescence des visages, la sensation du sous-marin et le personnage du militaire, de True Lies, une cascade sur une carlingue d’avion, de Titanic, la musique, le structure binaire, les personnages, Roméo et Juliette cédant leur place à Pocahontas et John Smith. Références aux films des autres aussi : Cameron a avoué au magazine Empire qu’il aurait rêvé de réaliser Jurassic Park. Ecoutez bien : le rugissement de la panthère à six pattes est celui du tyrannosaure, tandis que les mugissements des chevaux sont ceux des stégosaures du Monde Perdu. C’est un geek qui vous parle. Lucas a littéralement donné sa banque de sons à Cameron. C’est qu’ILM a participé au film, de même que Digital Domain, la boîte de Cameron spécialisée dans la création d’humanoïdes, a été assistée de Weta, la boîte de Jackson (euh... Peter, hein) ; mais aussi de BUF, boîte française chargée de l’effet de tunnel lumineux lors de la connexion à l’avatar, très probablement émue de côtoyer ces trois géants de l’image de synthèse. Film total, vous disait-on…

***


Le Baiser au Graal


(Avatar, acte III)



Pandora, c’est à la fois celle qui a tous les dons et celle qui a libéré les maux. Pandora, la planète, est donc un Eden, où tout est parfait, et le lieu où l’on en revient à l’origine du Mal : Cameron signe son entrée dans le cinéma post-11-Septembre en proposant une nouvelle métaphorisation de l’événement la plus titanesque à ce jour. Le Home Tree s’effondre, recouvre la jungle de cendres… Seulement ici, les terroristes sont américains, et les humains finalement chassés de Pandora ne sont autres que nous, pauvres spectateurs, chassés du cinéma, aliens de chair et d’os plutôt que d’images de synthèse. Avatar fait planer, cependant Cameron y ménage un sol où nous pourrions nous écraser. De la même manière, Cameron raconte l’histoire la plus chère jamais créée, en y ménageant une charge contre la technologie et l’argent sans lesquels cette histoire n’aurait jamais vu le jour.
Entouré par la nécessité du commerce, le film, du logo 20th Century Fox qui l’ouvre à la chanson pourave qui le clôt, n’a d’autre choix que d’être traversé par elle, de la mettre en scène, de la même manière que la création d’un nouvel être humain est mise en scène. Le processus était exactement identique sur Jurassic Park, qui racontait la recréation des dinosaures et les pressions commerciales entourant une telle avancée. Si Steven Spielberg trouvait son avatar au cinéma à travers la figure de Richard Attenborough, réalisateur incarnant le démiurge John Hammond, la figure de James Cameron est ici incarnée par son ancienne actrice fétiche, Sigourney Weaver : son personnage de scientifique, Grace Augustine, partage avec lui sa fascination pour la technologie (il faut la voir faire des prélèvements sur les plantes, au début du film : « Amazing, isn't it ? ») - et, surtout, le fait qu’elle doit accepter l’argent de la compagnie minière pour financer ses recherches. Au sommet de la technologie, Avatar est-il une fable anti-technologique ? Je préfère dire ça sous forme de question puisque, on l’a vu, il ne s’agit pas de rejeter la technologie, mais de l’incorporer. Film le plus cher de l’histoire, Avatar est en tout cas une fable sur la cupidité.

La véritable audace n’est pas là. La véritable audace, c’est la seule, l’unique, l’audace par excellence : l’audace prométhéenne de l’homme qui en crée un autre. En langage d’effets spéciaux, on appelle ça le Graal, la création de l’être humain par ordinateur étant ce que les animateurs ont trouvé de plus proche de ce rêve dont Mary Shelley a été l’un des symptômes. Toy Story, Shrek, Final Fantasy, présentaient les premiers pas de la quête. Zemeckis, avec Le Pôle Express, Beowulf et Scrooge, s’en est approché, puis éloigné… Fausse piste ici pour celui qui s’échina à faire disparaître la matérialité de sa caméra dans ses trois films en "mo-cap" (motion-capture) (je vous jure, c'est comme ça qu'on dit) alors que le secret, Cameron l’a compris, est de ne jamais se défaire de cette matérialité. Laisser la caméra traverser les lianes, la glisser dans d’infimes interstices entre les racines, mais multiplier les reflets orangés du soleil à travers la lentille, multiplier les zooms. Renaissance du zoom dans l’univers numérique, d'ailleurs, depuis celui de George Lucas pendant la bataille de Geonosis, dans Star Wars : Episode II... Je ne sais pas vous, mais ce zoom faussement foireux sur les espèces d'oiseaux roses, à l'arrivée sur Pandora, ça m'a rendu hystérique. Marque d'imperfection dans le monde recréé... Façon de relier les caméras les plus chères de l'histoire (les "Pace/Cameron"...) aux caméscopes amateurs ! - et au cinéma post-11-Septembre (cf.Cloverfield).

Ben Button
(tiens, Fincher, encore lui – ô, small world !) a eu l’Oscar pour avoir atteint le Graal, le premier. Vous ne le saviez peut-être pas : dans l’intégralité des plans où le visage de Brad Pitt est posé sur un corps de nain, il s’agit d’une tête 100% Computer Generated (on dit CG, ok ?) - comme celle de Jake, comme celle de Neytiri. Parions que le prochain Oscar ira à Cameron, et une flopée d’autres, d’ailleurs, pour saluer l’entrée du spectateur non pas dans une nouvelle ère de la science-fiction, mais du cinéma tout entier. On reconnaît d’ailleurs dans Avatar ce truc découvert par Ben Button que Clones avait déjà réemployé, qui consiste à rajeunir les acteurs, puisque l’avatar de Sissi (comme l’appelle mon oncle Luc) est fondé sur son visage à l’époque d’Aliens (ne vous emballez pas pour les jambes de Sam Worthington, auxquelles vous venez de penser : le trucage est beaucoup, beaucoup plus simple, il a les jambes cachées dans le fauteuil.)
Autre chose. Les acteurs devaient jouer en permanence avec une caméra devant le visage, fixée au casque qu’ils portaient, où se trouvaient quelques capteurs et de fausses oreilles de Na’vi. Ainsi la scène du baiser entre Worthington et Saldana fut-elle impossible à jouer: les caméras se touchaient, empêchant le visage des acteurs de s’approcher. Ils durent jouer le baiser à 40 cm l’un de l’autre, mimer cela... C'est après que l’ordinateur rapprocha les données, puis anima les lèvres aux endroits où elles se touchaient, s’écrasaient un peu.
Histoire de création prométhéenne, Avatar porte avec lui une nouvelle poésie du making-of... Cameron met en scène une histoire, mais aussi la création de son histoire – les points communs avec Jurassic Park vont beaucoup plus loin que quelques rugissements, qui ne sont finalement que les indices de cette parenté plus profonde. Placer un humain dans un coffre pour le changer en Na’vi revient exactement à placer un acteur dans un costume pour le changer en image de synthèse. Le sarcophage incinéré du frère et celui où Jake se connecte, filmés sous le même angle au début du film, sont clairement liés : on brûle le corps humain pour créer le corps na’vi. On ne remplace vraiment que ce qu’on détruit, selon le dicton. Un des premiers plans du film montre un cadavre enfermé dans une boîte que l’on brûle pour le détruire. C’est fondamental : on détruit la création de Dieu, pour la remplacer par celle de l’homme.



C’est la raison pour laquelle les images de synthèse fonctionnent comme jamais, que l’illusion n’a jamais été aussi parfaite, aussi belle : humains, monstres, décors, tout est sur le même plan de réalité. Avatar est la réponse à tous ceux qui se sont amusés à dire, pour dire du mal des acteurs sans en avoir l’air, de Star Wars : Episode I à 2012 : les effets spéciaux sont plus crédibles que les acteurs ! « One life ends, another begins. », dit la voix-off. Comme Jake, l’humain réapprend à marcher, « like a child »… Il réapprend à parler, à se mouvoir, redécouvre la sexualité, redécouvre la mort et l’engagement, jusqu’à ce travelling final qui conduit au cadrage parfait des yeux ouverts de Jake, la caméra posée sur ses lèvres, comme en un baiser du spectateur à son visage de Graal.
La bataille finale d'
Avatar s’achève sur une image d’une confondante beauté. Une piéta : Neytiri, aux mêmes proportions que la Marie de Michel-Ange, soutient sur ses genoux le petit être humain qui s’apprête à ressusciter, sous forme d’être de synthèse. Cela nous ramène à cette dernière image, ces yeux immenses qui s’ouvrent soudain dans la résurrection : le nouveau regard du cinéma posé sur le spectateur, du cinéma plus réel que le réel, qui contemple à présent le public comme une assemblée de personnages 2D mal faits. Dieu a créé l’homme à son image, l’homme a créé le Na’vi à l’image de Dieu : bleu, immense, avec quelque chose de la divinité égyptienne des chats... Bienvenue aux Hallelujah Mountains.



Camille

29 décembre 2009

La rencontre fortuite sur la table de dissection de Tetro et d'Enthoven

Si vous avez 25 minutes : une émission à voir pour le passage sur Les Moissons du Ciel de Malick (porte d'entrée vers un cinéaste qui peut avoir rebuté ceux qui l'auraient découvert avec Le Nouveau Monde) et la réflexion liant La Rose Pourpre du Caire au dernier Allen, le mal-aimé Whatever Works - autant sinon plus que pour le contenu philosophique impliqué par le titre (guest-stars : Bergson, Deleuze, Bazin, Cavell.) Et une mention spéciale pour le steadicamer. Enthoven, rencontré à l'avant-première de Tetro deux semaines avant l'enregistrement, nous a confié que l'émission n'était pas répétée.

http://www.arte.tv/fr/Comprendre-le-monde/philosophie/2965462.html

27 décembre 2009

Blondes



The private lives of Pippa Lee, Rebecca Miller, 2009.

The private lives of Pippa Lee se construit comme un jeu de poupées gigognes. Trois blondes. Une adolescente sans repères (Blake Lively) enfermée dans le corps et les manières d'une parfaite housewife au crépuscule de sa jeunesse (Robin Wright). Et derrière cette énigme à deux têtes, l'ombre d'une mère dépressive et étouffante (Maria Bello). Sans surprise, l'histoire de Pippa-Robin est coupée de flash-backs explicatifs plus ou moins bien amenés, mettant en scène Pippa-Blake domptée et Pippa-Maria reniée, désespérément aimée. Trois blondes portant avec plus ou moins d'aisance le tablier de la maîtresse de maison. Une mère et une fille qu'un film seul pouvait réunir au même âge, trop différentes et trop semblables. Entre les deux, la belle et triste jeunesse isolée, sans cohérence, pas vraiment vécue.


Commençons par là. La jeunesse, c'est Blake Lively, la blonde sans profondeur de Gossip Girl. Or, il y a une Gossip Girl dans Pippa Lee, comme il y a chez le directeur photo de Rebecca Miller un goût certain pour les couvertures de mode. Depuis Gossip Girl cependant, elle a appris à parler en ouvrant presque la bouche. Sans se départir de l' inspiration Vogue, Blake incarnant Pippa-image a bien, et c'est peut-être accidentel, cette élégance triste qui caractérise Pippa-ridée, Pippa-visage. En filigrane de quelques plans bien composés se lit une angoisse morbide de sa propre insignifiance, que relaie efficacement la surprenante séance photo de sm lesbien. Aussi l'absence de transition menant de Blake à Robin, qui pouvait apparaître comme un manque de subtilité, n'est que le reflet logique de l'histoire intime de Pippa : la jeunesse trop vive, trop richement prometteuse pour s'assumer, a été brutalement fixée, rangée dans le corps vieilli par nécessité de l'énigme.


Derrière elle, le spectre de la mère. Très beau personnage, admirablement servi par le jeu tout en nuances de Maria Bello, que cette mère dépressive asservie à ses médicaments, épuisante de contradictions que Pippa-enfant subit sans comprendre, que Pippa-adolescente fuit pour ne pas s'y découvrir. Desperate housewife le jour, tablier à fleurs et mise en plis millimétrée, étranglée dans le carcan de sa perfection trouble. Femme noyée la nuit, le visage délavé de maquillage épars, dans les violents débuts de la vieillesse.


Sanglée dans les pesantes apparences de l'équilibre, Pippa-Robin dissimule sous ses belles manières les séquelles contradictoires de ce double égarement. Mais en dépit de ce que pouvait suggérer le titre, il ne s'agit pas tant de révéler la Pippa Lee cachée que de donner à voir la dissimulation même. Cela, le film ne l'aurait jamais réussi à lui seul : pour quelques bonnes idées, en particulier sonores (l'accentuation des bruits du quotidien qui rendent inaudibles les mots des autres, quelque part entre Lynch et Tati), beaucoup de partis-pris plus discutables voire grotesques (la scène de jeu vidéo figurant l'émancipation de Pippa, les seconds rôles estampillés wannabe Woody Allen), et souvent peu originaux (la lecture freudienne du somnambulisme comme expression du ça brimé).

Robin Wright Penn y parvient sans effort, avec une sobriété et une élégance de jeu telles qu'il m'a rarement été donné de les voir. Dès les premiers instants, alors que le carcan social est encore pleinement fonctionnel, elle entame à coups de petits riens la lente déconstruction de son personnage. D'un geste un peu trop gracieux, d'un mot à peine trop aimable, d'un regard éloigné, elle donne à lire la douloureuse inadéquation entre le moi et ses formes.


Avant d'entrer dans la salle, j'avais parié sur un "film de rides", susceptible de gagner aisément à son actrice la gloriole si répandue d'oser montrer au public les marques de son âge. Les premières images me donnaient raison : un gros plan sur le visage de Robin Wright cerclé dans un miroir, et sur la main qui vient maquiller les rides, corriger l'oeil un peu tombant. Mensonge dénoncé du maquillage, vieillissant la jeunesse en souffrance, décomposant dans les larmes de rage les traits anticipés de la vieillesse.
Il n'était pas plus surprenant que le film raconte ce rajeunissement de la dernière chance qui tente toutes les femmes de cinquante ans, la fuite en avant contre le temps qui passe, l'homme jeune contre le vieux mari, l'envol en bohème. Ce qui est surprenant, c'est que le rajeunissement se soit en effet produit pour nos yeux.

The private lives of Pippa Lee met en scène une actrice jouant une actrice qui trouve enfin, lentement, le courage de renoncer à ce personnage rassurant auquel elle s'était tant bien que mal réduite, et derrière lequel elle s'estompait, jusqu'à disparaître. Décomposant son rôle, elle rend à son corps domestiqué l'abandon condamné de l'adolescence, et, de fissure en fissure, accède enfin à la jeunesse, à rebours. Les petits riens de spontanéité qui trahissaient la présence en sommeil de la vraie Pippa viennent peu à peu parasiter les belles manières, et se substituer à elles, au point que la grossière symétrie de structure entre le premier et le dernier plan, entre le visage ridé et le visage transfiguré, lissé par le soleil et la joie naissante, se laisse sereinement accepter. La métamorphose s'est déroulée sous nos yeux. La parfaite ménagère, et l'actrice avec elle, sont revenues à ces temps de crainte et d'ivresse où l'on ne savait pas quoi faire de ses mains. C'est en acceptant de ne plus fuir ses vingt ans que Pippa Lee entre dans la vieillesse. Je ne suis pas certaine qu'il faille en tirer une grande leçon de vie. Mais quelle leçon d'élégance...


Noémie.

20 décembre 2009

Mostow – Cameron – Fincher : It’s a big network, but still a small, small world.

Clones, de Jonathan Mostow

(Avatar, acte I)

Le 16 décembre, la charge nucléaire Avatar a explosé. Sa déflagration balaie les films qui l’ont précédé comme ceux qui vont le suivre : le vaillant Disney programmé pour le 27 janvier, La Princesse et la Grenouille, tremble pour sa vie, tandis que Jonathan Mostow s’incline six pieds sous terre pour marquer sa déférence à celui qui l’a révélé au grand public : avant son Terminator 3, il y eut le Terminator 2 de Cameron. Mais avant les avatars de Cameron, il y a eu les clones de Mostow. Les avez-vous vus ? Nous en avions pensé un certain nombre de choses, le moment est peut-être venu de les partager : ce sera une manière de parler d’Avatar, sans parler d’Avatar. C’est qu’une trilogie s’annonce, comme on les aime : officieuse. Peut-être même une espèce d’esthétique est-elle en train d’éclore : quelque chose qui reposerait sur la métaphorisation d’internet, retour à l’essence des fables qui réalisent (mettent en choses, en images) le virtuel (les idées… les logiciels.).



Depuis Matrix, la toile du net et celle de l’écran de cinéma ont souvent fait bon ménage (à défaut de toujours faire de bons films, on pense à Jumper, de Doug Liman). Magie de l’immédiateté entre une image et une autre, entre un site et un autre. C’est aujourd’hui un site précis qui semble prendre le dessus : à présent, lorsque l’on se connecte à internet, on se connecte d’abord à… – badebeep, badebaap, badeboop (façon James Caan dans Le Parrain) - Facebook. C’est comme ça. The Social Network, sur lequel travaille actuellement David Fincher, devait être le premier à faire entrer le nouveau phénomène au cinéma, mais il n’en sera rien : Jonathan Mostow lui dame le pion avec son histoire de Clones. Cameron aussi, mais nous y reviendrons. Aujourd’hui, on fait comme si Clones avait besoin d’être ramené à la lumière, malgré la déflagration.

Le sujet de Clones est clair : il s’agit de figurer un monde où, comme sur facebook (à 300 millions d’usagers, le site est peut-être devenu suffisamment commun pour qu’on lui ôte sa majuscule), il est possible de se créer un double, de le façonner selon sa volonté et de le faire interagir avec les autres. Le risque encouru dans le film étant de voir son cerveau se liquéfier (sic). On devrait croire que, contrairement à Matrix, Clones situe le lieu de la connexion dans le monde réel, mais ce n’est pas exactement le cas. L’influence du monde virtuel se fait sentir lorsque, lors de ces jolies déconnexions subites des personnages visant à éviter les conversations délicates, Mostow préfère figer l’image de son acteur plutôt que de lui demander de mimer l’immobilité la plus parfaite : ainsi les boucles d’oreilles et les cheveux d’une jolie blonde se figent-elles aussi quand seul son visage mécanique aurait dû cesser de bouger.

Le beau final de Clones, à la Barjavel (toute une foule s’évanouissant simultanément : il y avait cela, furtivement, dans La Nuit des Temps, encore une histoire d’apocalypse) est doucement utopique, nous ne sommes pas près de nous débrancher. L’emploi de James Cromwell, docteur Frankenstein sur I, Robot et sur Clones, resservira assurément, toujours plus sombre : s’il faut en vouloir à quelqu’un, c’est au créateur, évidemment. C’est donc une histoire de virtuel, mais il n’est pas question (pas avant la fin, en tout cas) de libération des geeks et d’initiation au monde réel, chose déjà tentée par Bruce Willis sur Justin Long dans Die Hard 4.0. A la fin de ce dernier film, Bruce sauvait le monde virtuel en tuant les terroristes qui tentaient de mettre à bas le système informatique des Etats-Unis. Le voilà passé de leur côté : dans Clones, il est l’auteur de la destruction du réseau. Cette volte-face retrace une histoire intéressante.

Matrix, jusqu’à Revolutions, racontait encore et toujours l’histoire d’une guerre entre l’homme et la machine, qu’avait amorcée Cameron en 1980 avec Terminator, et ce n’est pas un hasard si l’on retrouve dans Matrix Revolutions une armée de robots humanoïdes semblables à celui que manipule Ripley à la fin d’Aliens, de Cameron toujours : jusque là, humains et machines ne s’harmonisaient pas.

Début du changement avec Mission : Impossible 3 et Casino Royale, sortis à quelques mois d’écart en 2006 : les héros de ces deux films d’action se firent machines, il suffisait de les recharger ; Ethan Hunt à coup de défibrillateur maison après une électrocution, et James Bond aux electro-chocs après l’ingurgitation d’un poison mortel. Les humains comme piles rechargeables, cela a donné Iron Man, et sa pile atomique en guise de coeur, qui hérite à la fois de cette tendance résurrectionnelle et de l’autre, moins subtile, reposant sur l’osmose entre l’humain et le mécanique, lancée par Michael Bay avec Transformers.

Transformers, c’est la reproduction à la perfection du métal en images de synthèse. A terme, comme Iron Man, cela ne raconte plus que l’affrontement des machines contre les machines. G.I. Joe est l’un des dommages collatéraux de cette tendance. Clones marque une évolution : il ne s’agit plus de détruire les machines pour sauver les humains, puisqu'ils ont intégré la mécanique. Après l’exosquelette d’Aliens, de Matrix Revolutions, de Transformers, d’Iron Man, de G.I. Joe et de District 9, l’endosquelette de la jeune étudiante de Transformers 2 et des clones de Mostow. (Bay avait d’ailleurs allégrement emprunté son imagerie à un film précurseur en matière d’endosquelettes métalliques, mais qui s’en tenait toujours à l’affrontement des machines entre elles : Terminator 3, de Mostow.) Endosquelettes, donc. Nous revenons à Avatar. Patience.


Le joli métal de synthèse n’a plus à s’exhiber, il peut devenir interne, se cacher pour tout un film derrière du caoutchouc. C’est l’humain qui reste à détruire, la machine est devenue son extension, il en est le responsable. Le vice vient de l’homme, et non plus de machines dégénérées, comme dans Terminator. C’est d’ailleurs ce qui différencie Matrix de Clones, ce qui fait du premier une parabole d’internet en général et du second, une parabole de facebook en particulier : lorsque Néo se connectait, son apparence virtuelle était son apparence réelle, à quelques cheveux près. La falsification était impossible. Dans Clones, elle est fondamentale. L’intérêt du clone virtuel est de pouvoir modifier l’image de l’individu réel. C’est ainsi que Mostow réemploie ces effets récompensés d’un oscar pour L’étrange histoire de Benjamin Button, qui consistent à vieillir ou à rajeunir un individu non plus par ajout de latex, mais par ordinateur. Virtuellement, tout le monde rajeunit. Il paraît que cela tient à la gravité qui tire les traits du visage d’un demi-millimètre vers le bas : il suffit de rehausser les pommettes de Bruce Willis ou d’affaisser celles de Rosamund Pike pour faire d’eux ceux qu’ils ont été ou seront, avec une exactitude qui n’a plus rien à voir avec celle du maquillage. Le virtuel modifie le réel, c’est d’ailleurs ce qui rend la traduction du titre américain en français inepte : les androïdes auxquels se connectent les humains ne sont précisément pas des clones, mais des surrogates, c’est-à-dire des substituts (nécessairement différents). Le surrogate étant d’ailleurs beaucoup plus proche de l’avatar que du clone. Attendez.

A présent – c’est ce qui a changé depuis Matrix - le surrogate est un concept fondamental. Il désigne la projection de nous-même via le virtuel - et pas seulement via facebook ! Via les téléphones aussi. Téléphoner, c’est se connecter au substitut de nous-même que produit un transistor situé on ne sait où dans la main de notre interlocuteur. Le virtuel nous est devenu consubstantiel, c’est là que je veux en venir : la machine ne nous est plus extérieure, mais intérieure. Elle ne nous sert plus seulement à des actions externes, elle sert à nous reproduire nous-même. Facebook fait de nous une enveloppe autour d’une machine : des images et des mots plaqués sur un logiciel. Et Cameron de revenir sur les écrans avec un film intitulé Avatar, dans lequel l’image de synthèse n’est plus ni intérieure (les robots de Clones, de Artificial Intelligence), ni extérieure (Aliens, District 9), mais constitutive de l’être tout entier – et d’une tribu qui se connecte littéralement à son environnement ! … nous y reviendrons.


Camille


17 décembre 2009

Snow tales

Doctor Zhivago, David Lean, 1965.
















Noémie.

15 décembre 2009

Merveille de la viande

Jennifer’s Body, de Karyn Kusama

Après un premier film autour du corps féminin occupé par l’altérité bizarre du bébé, Diablo Cody, scénariste oscarisée, revient avec l’histoire d’un nouveau corps féminin, cette fois possédé par quelque chose de moins précis – un démon, le Diable lui-même, ou la psyché dérangée d’une adolescente ? Car Jennifer n’est peut-être que la coquille où se projette Needy, vide et morte dès lors que son cœur « Best Friends Forever » lui est arraché. Le corps du titre n’est donc pas simplement là pour désigner l’image des courbes de Megan Fox : ce n’est pas une coquille vide, pas seulement une surface. Pas une poupée Barbie creuse, mais une incarnation répugnante : Megan Fox est faite de vomi, de sang, de merde…


Et elle mange les garçons. Ce n’est pas une métaphore, elle ne les suce pas : elle les mange. C’est une goinfre, une goulue : elle se jette sur un indien circoncis, puis sur un poulet, vomit, repart. Un peu plus tard, elle parle des garçons en termes d’assaisonnement : ils sont salty, ou ils ne le sont pas. Finalement, la menace finale proférée par Jennifer est explicite : « I’m gonna eat your soul and shit it out, Lesnicki ! » Le travail du film sur le genre est ici résumé. D’immatériels poltergeists façons Paranormal Activity, on est passé à l’incarnation du corps. De l’âme, à la merde, en passant par le sperme et le sang, confondus lors du montage alterné entre la première fois de Needy et le meurtre du gothique par Jennifer, près d’un mur sur lequel apparaît soudain l’ombre d’un jet. Ne partons pas sans évoquer les paroles du générique de fin, dernière couche de vernis sur l’hypothèse d’une vision alimentaire du film : « I chew you up, I spit you out ». Nulle métaphore sexuelle ici. Il est bien question, depuis le début, de nourriture.

C’est que le problème est celui du corps, vis-à-vis de la sexualité certes mais surtout de la nourriture. L’une des premières répliques de Needy, lors du prologue à l’hôpital psychiatrique, a lieu pendant une heure de repas. Son accès de violence n’est pas provoqué par n’importe quoi, mais par une remarque condamnant ce qu’elle a envie de manger – de simples biscottes. Qu’elle agisse par dégoût de la viande ou par simple agacement, il est d’abord question de bouffe. S’ensuit le premier plan de Jennifer, celui où apparaît le titre en lettres de néon rose : et que montre ce plan ? La caméra qui remonte lentement au-dessus du pied de lit où Jennifer est allongée sur le dos révèle d’abord ses cuisses. Et ces cuisses sont tout, sauf maigres ; elles sont mêmes plutôt charnues. Le corps de Jennifer n’est pas celui de Nicole ou d’Angelina, il est désirable, appétissant ; il indique un rapport décomplexé à la nourriture. Quant aux insultes entre filles lors de l’affrontement autour de la piscine, à la fin du film, ils tournent autour du poids des corps : « You can barely finish your ass », lance Jennifer à Needy ; « You take laxatives to stay thin », rétorque l’autre ; on est au-dessous de la ceinture, mais pas pour la raison qu’on imaginait.

Ce remplacement du sexe par la bouffe est salutaire. Il y a soudain quelque chose d’éminemment sain associé à l’acte sexuel. Une manière de le dédramatiser, de l’appeler à la surface du discours, de le libérer des mensonges, des tabous. C’est parce que Jennifer ment sur sa virginité qu’elle se transforme en démon – puisqu’elle a clairement déjà tout essayé longtemps avant le début du film. Avouer la perte de sa virginité l’aurait sauvée ! Le message est clair, un peu trop d’ailleurs, demandez au box-office américain. Pourquoi le film a-t-il été un échec aux USA ? Le schéma de l’histoire repose pourtant sur des références à Carrie, à L’Exorciste, ou à la vague d’inoffensifs teen-movies qui ont été des succès. Ajoutez une pincée d’Elephant, avec ces travellings dans les couloirs où le point n’est fait que sur les personnages qui se déplacent. En bref : rien que les Américains n’aient jamais vu.


Pourquoi, alors ? C’est que le rapport à la mort n’est pas celui d’un film ludique, d’un film d’horreur. Lorsque quelqu’un meurt dans Jennifer’s Body, le corps est là, gisant, les parents de la victime pleurent, et un enterrement a lieu. Systématiquement. Après aucune victime ne s’ouvre la brèche par laquelle aurait pu s’échapper le spectateur nécessiteux de l’oxygène apporté par la conscience que tout cela n’est que fiction. C’est là ce qui peut déranger outre-Atlantique bien plus que sur le vieux continent, en tout cas en France où l’on n’a jamais vu les cadavres s’empiler dans un seul et même campus. Aux Etats-Unis, de la même manière que des films comme La Guerre des Mondes ou The Dark Knight reposaient sur le 11-Septembre (évoqué chez Cody par deux cocktails et une petite culotte étoilée…), Jennifer’s Body repose sur le souvenir de Columbine, Dawson et Virginia Tech. La violence de ces tragédies joue, pour la première fois, le rôle d’un ingrédient fondamental à un genre qui jusqu’à présent s’était cantonné au ludique – comme le cinéma d’action avant 2001.

Le goût de réel est prégnant dans ce film qui se réclame pourtant, à plusieurs reprises, du conte, que ce soit à travers le nom, pittoresque, de la ville (Devil’s Kettle) ou de l’esthétique forestière, très Grimm, que la réalisatrice a souhaité apporter au scénario de Diablo Cody. On atteint d’ailleurs un sommet d’irréalité lorsque toute la faune entoure Jennifer et sa nouvelle proie, entre les arbres : ici, Megan Fox n’a plus seulement le visage lisse et sans défauts de la Blanche-Neige Disney, elle rejoue clairement une scène du dessin animé – un renard, fox en anglais, s’approche d’ailleurs de Megan, rappelant peut-être que le film est autant dédié à Megan Fox’s Body qu’à celui de Jennifer. On est ici dans une tension permanente entre le délire de la fiction et le jeu avec le réel. Entre les histoires de fantômes et les histoires de filles. Le sang des règles et le sang du vampire.

Du doigt qui gratte une croûte dans l’un des premiers plans à la main qui gratte une plaie dans l’un des derniers, Jennifer’s Body travaille le spectateur au corps. Le jette, avec l’élan d’un travelling, à l’intérieur d’un idiot endeuillé que ses pulsions rattrapent vite, laissant s’exhaler de la toile de cinéma le sentiment du lien troublant entre pulsion sexuelle et pulsion morbide. Lorsque Jennifer se maquille, avant la fête, un beau plan attire l’attention. A côté du miroir où se reflète Megan Fox, morte mais animée, se trouve un cadre où Jennifer, vivante mais figée, affiche un sourire niais. Commun. Lorsque la morte s’enduit le visage de maquillage, le fond de teint n’est donc plus que le masque de la mort. Les poupées maquillées ne sont que des mortes masquées. Ce corps mort, qui n’est plus objet de désir, réactive alors une surprenante mélancolie de la vie. De la vie, et pourquoi pas, d’un rapport sain, et simple, à la nourriture, dénué de toute connotation diabolique.


Camille

9 décembre 2009

Le roux, le bon vieillard descend.



Tout commence par une chanson. Au début des années 40, Irving Berlin compose une petite mélodie de noël qu'il intitule sobrement White Christmas, et que l'inénarrable Bing Crosby a l'honneur d'interpréter pour la première fois en décembre 1941, sur les ondes de NBC. Vendue à 50 millions d'exemplaires (ce qui lui vaut d'être répertoriée au Guinness), elle est reprise par Crosby dans le film Holiday Inn (Mark Sandrich, 1942), qui remporte l'Oscar de la meilleure chanson originale. Au coeur de la seconde guerre mondiale, sa mélodie simple et ses paroles nostalgiques touchent le coeur des américains et deviennent un véritable symbole pour les GI's : à la fin de la guerre, White Christmas, présent dans tous les foyers de l'Amérique, est le single le plus vendu de tous les temps.

Au début des années 50, Michael Curtiz (oui, celui du Robin-des-Bois-avec-Errol-Flynn), décide de construire un film autour du phénomène : un film de noël, comme il se doit, mais également un film de soldats. Curieux mélange, me direz-vous. Mais moins de dix ans après la fin du conflit, les GI's de White Christmas sont surtout des personnages de music-hall. Si le film s'ouvre bien sur une scène de bombardements, c'est pour lui offrir un traitement purement comique et inaugurer le célèbre running gag du bras cassé.


Film de noël, film sentimental. Avec le temps, on a pu dire beaucoup de mal de White Christmas, en oubliant que notre approche de la comédie musicale est bien différente de celle du Hollywood des années 50, désireux d'exorciser ce qui pour nous n'est plus qu'Histoire à coups de strass et de numéros de danse. J'ai trouvé, sous la plume d'un fan pourtant, la redoutable expression "a piece of fluff". Ce n'est pas faux. C'est un film tout pétri de bons sentiments, symétrique et prévisible, qui aurait le double tort de ne pas être l'intouchable Singing in the rain, et de n'utiliser que comme prétexte le drame intime et social qui fait le coeur d'un autre très grand film de Noël, It's a wonderful life, de Frank Capra.

Who cares ? White Christmas est l'un de ces films que j'ai pu regarder en boucle durant toute mon enfance, et que je regarderais encore en boucle aujourd'hui si je ne devais pas me contenter d'une VHS ancestrale chez mes parents. Il est en deuxième position de mon palmarès comédies musicales, tout de suite après Singing in the rain, juste avant (oui, avant), Un américain à Paris. Je ne m'en lasse pas. J'en aime les clichés rassurants comme un rituel, et d'ailleurs je le regarde à Noël, tous les ans. Pour l'anecdote, l'une de mes soeurs (je ne vous dirai pas laquelle) à réalisé il y a quelques jours que la chanson ne disait pas "le roux, le bon vieillard descend", mais "l'heure où le bon vieillard descend". Au fond, comme toujours, c'est sa version la meilleure.


De quoi cela parle-t-il ? Pour commencer, on ne change pas une équipe qui gagne. Curtiz n'hésite pas à donner la tête d'affiche à Bing Crosby, créateur mythique de la chanson-titre. Lui trouve un clownesque comparse en la personne de Danny Kaye, pour former un duo d'ex GI's chanteurs devenus stars du music-hall, devenus stars du music-hall un peu usées en quête de sang neuf. Et voici qu'apparaissent deux charmantes créatures nouvelles dans le monde du spectacle, les Haynes Sisters (Rosemary Clooney et Vera-Ellen). Un couple de chanteurs, un couple de danseurs. Un "Napoléon du spectacle" (le rôle est directement inspiré de la réputation que le milieu prêtait à Crosby, invité à s'autoparodier tout au long du film), et un sous-fifre envahissant et brouillon, une grande soeur protectrice et une petite soeur naïve. Ce quatuor parfaitement symétrique part en séjour dans le Vermont et y trouve le général qui commandait aux deux trublions pendant la guerre, devenu gérant morose d'un hôtel en faillite... pour cause d'absence de neige. Dans le secret, la petite bande entreprend donc de monter une revue pour sauver l'établissement et ses occupants (vous reconnaîtrez dans la piquante concierge Mary Wickes, la délicieuse Soeur Marie-Lazarus de Sister Act). Deadline : le soir de Noël...


C'est plein de bons sentiments. So what ? et puis c'est drôle aussi. La scène où Danny Kaye fait semblant de se casser la jambe pour faire diversion est impayable. Plus encore, et c'est l'une des très bonnes idées du film, cette scène en double lors de la rencontre des deux héros et de leurs futures starlettes : après la première représentation de leur show, les Haynes Sisters poursuivies par le Shérif sont contraintes de s'enfuir. Afin de leur accorder du temps, Wallace et Davis, les deux têtes d'affiches, reprennent les trucs en plumes des chanteuses et refont leur numéro à l'identique, pantalon remonté au genou et diadème scintillant au front. Et ça, je vous prie de le croire, c'est un grand moment de cinéma.


C'est bien dansé, vous l'avez vu plus haut. C'est bien chanté aussi. Vous en aurez la preuve avec cette scène dans laquelle Betty, persuadée que Bob Wallace n'est qu'un arriviste, va devoir chanter devant lui un air qui parle d'eux. Et puis, si vous aimez Irving Berlin... Je vous recommande tout spécialement Dancing, redoutable exercice de prononciation anglaise : If by chance their cheeks should meet vingt fois par jour, ça vous forme un orateur.

J'aurais encore mille choses à vous dire, mille extraits à vous montrer. Mais je ne veux pas que vous vous jetiez par la fenêtre en apprenant que le dvd n'existe qu'en édition collector à biiiiiip euros... Pour finir, je voudrais revenir sur ce premier degré qui est bien présent dans White Christmas et dont la critique, surtout contemporaine, fait des gorges chaudes. Le film s'ouvre sur la chanson-titre et se ferme sur elle. Au début, c'est la guerre. A la fin, nous sommes dix ans après la guerre, et les uniformes militaires pourraient n'être plus que des tenues de scène. A ceci près que tous les spectateurs ont ressorti de leur placard les frusques des bombardements devenus habits de fête. Il y a bien là, dans la simplicité du premier degré, un bel et authentique hommage un peu ému à cette petite mélodie d'Irving Berlin qui, comme le vieux militaire, a aidé des soldats à traverser les balles.


Noémie
qui remercie Eléonore et Adélaïde.



7 décembre 2009

Edito !


Chers vous,
(c'est une formule de politesse. Après tout, vous avez bien le droit d'être un quidam de passage, un simple confrère cinéphile, ou un opposant féroce).
soyez les bienvenus sur ce bébé-blog encore bien petit sur la toile.
(sois le bienvenu aussi, opposant féroce. On espère que tu cèderas à l'envie de réagir, comme tu peux espérer que l'on cèdera à celle de te répondre)
Vous êtes invités à lire ce qui vous tente quand cela vous tente le plus souvent possible, et surtout à participer sans complexes au débat
(en restant toutefois dans les limites de la politesse).
L'aventure n'en sera que plus intéressante.


Noémie

en étroite communion d'esprit avec Elise et Camille.

Choisir




[Terry Gilliam, L’Imaginarium du Docteur Parnassus]

En entrant dans la salle, je m’attendais à ce que ce film devienne la clé de voûte de ma dvdthèque. Un mois plus tard, je suis toujours incapable d’expliquer cet indéniable sentiment de « bof » qui s’est rapidement imposé à moi, et peu à peu mué en une sorte de frustration triste qui ne m’a pas quittée, quand j’y repense.
Il est toujours mauvais, me direz-vous, d’avoir des attentes. Se prédisposer à l’enchantement demeure le meilleur moyen d’y rester hermétique. Le problème, c’est que ne m’attendant qu’à l’enchantement j’ignore ce qui, dans la formule, n’a pas fonctionné sur moi, comme il a fonctionné sur d’autres. Aussi je ne ferais que des hypothèses, auxquelles j’espère que vous réagirez : peut-être avez-vous, enchantés ou non, des réponses que je n’ai pas.
Une amie à qui je faisais partager mes interrogations a eu cette phrase lumineuse : « Gilliam est quelqu’un qui n’a jamais su choisir ». J’y ajouterais, pour compléter le tableau, que Gilliam a la guigne comme on l’a rarement.
Incapable de choisir, Gilliam l’est par passion. Il aime trop, revendique trop, consacre trop d’énergie à absorber et recréer références et images, tantôt dans la parodie, tantôt dans la sublimation, au point que l’on ignore souvent quelle tendance prend le pas sur l’autre. C’est sa grande richesse autant que son handicap majeur. Les équations à rallonge que sont la plupart de ses films (Brazil = Eisenstein + Kafka + Kurosawa + Cervantès + Hitchcock + Lang + Kubrick + Riefenstahl…) peuvent ravir autant qu’exaspérer par le caractère toujours un peu brouillon de l’hommage. Qui trop embrasse, mal étreint.
Dans L’Imaginarium, l’incapacité à choisir me semble bien plus visuelle que référentielle ou thématique. L’équation est plus courte, et me plonge dans d’infiniment plus grands abymes de perplexité. Gilliam a en effet choisi le réel crasse de Twelve Monkeys hanté du merveilleux de carton pâte des Frères Grimm. Mais il a également choisi les arcs-en-ciel et la toute-puissance onirique des images numériques. Les deux se complètent, diront les enchantés. En ce qui me concerne, ça sent le hiatus.
Peut-être tout cela n’est-il qu’une question de sensibilité. A l’avant-première de Tetro, mon voisin était sous le charme des flashs oniriques et synthétiques multicolores qui venaient couper ça et là le noir et blanc. Pour moi, ces égarements fantasmatiques n’avaient d’intérêt que celui d’exacerber la beauté hypnotique de l’absence de couleurs. Le sentiment du hiatus est tel que j’en viens à craindre pour l’Alice de Tim Burton, à qui je voue pourtant un amour sans limites.
Aventurons-nous un peu au-delà des goûts et des couleurs. Si l’on sépare les deux univers coexistant dans l’Imaginarium, je ne trouve aucun véritable sujet de réflexion : entrer ou ne pas entrer dans l’univers numérique, je crois qu’il n’y a bien là qu’une affaire de sensibilité. C’est bien la rencontre des deux mondes qui me pose problème : moi qui ne vit pas dans le confortable flawless du fond vert, je trouve infiniment plus de richesse et de force à ce réel délavé, resté un peu malgré lui dans les lambeaux chéris du merveilleux. Je trouve, émotionnellement parlant, que l’arc-en-ciel numérique fait bien pâle figure à coté de ces rues sales et de cette faune humaine désenchantée que Gilliam sait si bien peindre, et qui recèlent, même grinçante et mortifère, leur propre part de magie. Le pendu sous le pont vu par un œil naïf comme « l’homme qui danse » avait une force poétique que je n’ai pas retrouvée dans cette re-pendaison finale à laquelle je ne crois pas, puisque je suis dans l’Imaginarium. Sur fond vert.

Ne vous méprenez pas, j’avais adoré Les frères Grimm. Mais Gilliam se contentait alors de jouer sur une limite que l’Imaginarium me semble avoir eu tort de franchir. Dans Les frères Grimm, la « vraie » magie avait le même visage de carton-pâte que les installations naïves de deux prestidigitateurs. Les corbeaux en images de synthèse avaient l’air d’être en pâte à modeler. Le merveilleux désenchanté avec humour enchantait à son tour le réel. Je n’ai pas retrouvé cet humour dans L’Imaginarium, ou pas assez. Pourtant il y avait de l’humour. Mais un humour gentil, sans distance, agenouillé devant la toute-puissance du fond vert.
Et puis, c’est vrai, Gilliam a la guigne. Il en a même fait le sujet d’un documentaire sur un tournage avorté, documentaire dont les mauvaises langues diront qu’il est son meilleur film. Cependant, Lost in la Mancha paraît bien léger, rétrospectivement, au regard de ce qui attendait L’Imaginarium. Mais en entrant dans la salle, j’étais persuadée que la guigne de Gilliam, cette fois, allait jouer en sa faveur.
Un mort pendant le tournage peut être le meilleur moyen d’offrir à son film une inégalable aura. The Crow garde de la disparition de Brandon Lee un prestige gothique que ses qualités cinématographiques seules auraient eu bien de la peine à lui gagner. La mort de Heath Ledger pendant le tournage de L’Imaginarium aurait pu avoir le même effet. Elle avait même inspiré à Gilliam une idée assez géniale, qui m’a longtemps enthousiasmée : transcender l’absence de l’acteur en le démultipliant, quel coup de génie ! Donner à Ledger les visages de trois des plus célèbres acteurs du monde, une canonisation !
Et pourtant… bof, à nouveau.
Ce bof-là m’est encore plus difficile à expliquer. Il me semble, plus généralement, que l’attention du réalisateur était tellement accaparée par son décor et son satané visuel, qu’il en a oublié de donner une épaisseur à ses personnages. Jolis personnages, avec çà et là des traits de poésie qui tendent à l’émotion sans vraiment la construire. Lily Cole est ravissante. Andrew Garfield touchant. Christopher Plummer disparaît sous le maquillage difficile du Théoden de Peter Jackson. Jolis personnages, pourtant. Dommage.
Incapable de choisir entre deux mondes, Gilliam empêche ses créatures de prendre corps. Au lieu de donner à Tony cette mystérieuse profondeur d’un nom incertain sous l’apparence, au lieu de gagner au mort trois illustres échos de sa gloire, il le perd, disséminé entre ses quatre visages, ses séductions divergentes, ses multiples décors. Charmant, seulement charmant dans ses mimiques de séducteur et ses poses de saltimbanque, Ledger me semble n’avoir eu le temps de donner que la surface. Peut-être gardait-il plus pour ce fond vert qu’il n’a pas eu le temps d’affronter.
Et puis, et ce n’est pas sa faute, Gilliam a vraiment la guigne. Son Tony trop léger dans son mystère, trop peu méchant, est voué, j’en fais le pari, à s’effacer complètement dans l’ombre du Joker. Le film testament de Heath Ledger, celui dans lequel il aura gagné le temps de prendre corps, c’est The Dark Knight.
Sorry, Terry.
Noémie



6 décembre 2009

Il y a Klapisch, et il y a Eli Roth.

… ben oui, Hostel II. L’Auberge, en version québécoise. J’avais la tête pourrie d’une journée fausse et à Gibert le dvd n’était qu’à 3,50€ ; et puis quand il y a marqué TARANTINO sur quelque chose, même si c’est un pack d’ongles de porc, ça doit être bon.

L’exemple des ongles de porc était pris au hasard, mais en fait, il marche plutôt bien.

J’ai commencé par le II parce qu’il y était question de filles, et non plus de riches américains : quitte à regarder un film gore (ce que je fais rarement) je voulais être sûr de n’avoir aucun moyen de me protéger d’une douloureuse compassion.

Pas de pot : Hostel II n’est pas un film gore. C’est un bon film. Et, accessoirement, un film d’horreur. Les effets gores se comptent sur les doigts de la mains (ceux qui restent) et surtout, surtout, la construction du film avantage la peur sans prothèse et sans ketchup autant que le reste. Il faut attendre 45 minutes pour le magnifique bain de sang versé du dos d’une des nénettes, 45 premières minutes pendant lesquelles la peur naît de ce que vous vivez vous, mesdemoiselles, sans prothèses et sans ketchup, et qui pourtant vous angoisse : mecs lourds, affaires volées, copines irresponsables, tout ça.

On est en plein Boulevard de la Mort, c’est ici qu’on reconnaît la patte du Californien Violent (le surnommer devient vite un genre de hobby, en fait) : aux personnages féminins. Puisque comme Ridley Scott et James Cameron, Tarantino est un immense inventeur de femmes. Les 3 futures poupées découpées sont donc délurées, amusantes, crédibles en somme. Elles parlent pendant une moitié de film, se font charcuter dans l’autre. Diptyque que jouait à deux reprises le grand Boulevard de la Mort. Et le film s’achève sur une émasculation en règles, revanche métaphorisée de la femme moderne sur l’homme du passé - ici représenté par un homme d’affaire macho très années 90, mâtiné de bourreau médiéval. La fin de Stuntman Mike, encore et toujours. Il est là, le diptyque. Boulevard de la Mort / Hostel II. On ne les a pas assez comparés quand le Tarantino est sorti, il aurait fallu. Euh… Mais bon, ce n’est pas ce que je veux faire ici. Plus tard, plutôt.

Je reviens aux effets gores (parce que je tiens à vous donner envie de regarder le film, et que je sens que c’est ça qui vous constipe) : ils sont minimes. C’est un bon film, je vous le répète : Eli Roth sait qu’on ne fait plus peur avec du faux sang, simplement rire. On fait peur avec des pleurs, des supplications, avec le visage angoissé d’une fille se demandant où est passée sa copine depuis qu’elle a disparu avec l’autre, là - celui qui joue Viktor Krum dans Harry Potter 4 (on aurait tellement aimé qu’Hermione se fasse secouer comme ça dans le foutu film de Mike Newell.) (et puis, quelle bonne idée d’avoir servi Krum à Hannibal ! - vous comprendrez en voyant le film.) (je sais, les parenthèses, c’est mal.) (j’arrête)

Eli Roth va même jusqu’à revenir à la bonne vieille méthode qui consiste à cacher l’horreur pour vous la laisser l’imaginer, tenant compte de la loi selon laquelle ce qu’on imagine est toujours pire que ce qu’on voit - même si à notre époque du tout-images, ça devient de moins en moins vrai. Il y a donc un délicieux côté Old School - que l’on peut aussi imputer à QT - à cette scène où, sur un écran de surveillance, un bourreau lève un couteau de boucher devant le visage d’une victime, juste avant qu’un garde ne vienne cacher l’écran au moment où la lame s’abat. On échappe ainsi à la répulsion bête qui nous aurait rendu le film antipathique, et on reste open pour la suite.

Un mot sur le scénario : il n’est pas là pour vous surprendre. Côté Old School, disais-je, ici assez plaisant. On est dans Le Petit Chaperon Rouge, dans Hansel et Gretel, dans une cruauté de contes. Barbe-Bleue, tout ça. Le bain de sang, c’était le kif d’une comtesse hongroise, Bathory, à l’époque de Vlad Drakul. Ajoutez une touche de Frères Grimm… Délectez-vous dès lors de retrouver Igor, le serviteur bossu, et son double positif, le benêt du village qui ne pensait pas à mal mais qui, éconduit par une belle, se vengera. Le vantard qui se dégonfle vite —> “un conte s’achève sur une MORALITE” (cours de 6e). On est bien dans l’Est glacé de l’Europe, d’où viennent nos histoires. De la même manière que QT, lui, fait reposer ses films sur la culture pop des Etats-Unis, Eli Roth fait reposer le sien sur la culture pop de l’Est pauvre. Logique : au début d’Hostel II, des personnages regardent la scène de Pulp Fiction où Vincent Vega raconte à Jules son voyage en Europe. Dernière chose : il y a dans Hostel II une scène où le Grand Méchant directeur d’usine abat sommairement un gosse, tiré au hasard d’une troupe d’enfants perdus à la Peter Pan, version tzigane. Or qu’y a-t-il de plus cruel envers les enfants que les contes ? (Réponse : les films de Spielberg. Ce n’est pas un hasard si ce dernier est aussi attaché aux contes : Pinocchio, Peter Pan, Le Petit Chaperon Rouge, etc.)

Cette exécution sommaire rappelle cependant autre chose. Hostel II repose sur les contes, et sur un autre imaginaire venu d’Europe de l’Est. Je pense à celui des camps d’extermination. Hostel II montre une forme de meurtre devenu industriel, débarrassé du ludique malsain d’autres slasher movie, débarrassé de l’horreur prothèse/ketchup des Saw. La moralité du vantard qui se dégonfle n’est pas le point final. Après les contes, les camps. Le lâche, le sympa, Stuart, comme ils disent, s’avère le plus immonde des deux : c’est la banalité du Mal : Josef Mengele. Comme Tarantino qui lui aussi, avec Inglourious Basterds, a mis les pieds dans le plat en réalisant l’assassinat d’Hitler, Roth lui aussi, 3 ans plus tôt, avait pris à bras le corps le problème du poids de la Seconde Guerre Mondiale et de la Shoah dans les films d’horreur d’aujourd’hui. Alors, bien-sûr, il y aura des fous pour prendre au premier degré le plaisir de la torture. Mais Roth est ailleurs.

Les scènes de torture se déroulent d’abord dans une usine, premier symbole de la mort industrialisée. La jeune femme au bain de sang est apportée comme un cochon, pendue par les pieds, et saignée comme il se doit, nouvelle image de l’industrie. De la même manière qu’Inglourious B. rejouait le présent de la guerre en rendant possible le changement de l’histoire, Roth réinjecte le présent dans un passé risquant toujours d’être figé dans l’hommage. Celui des camps. Certains diront qu’il vaut mieux ça que Spielberg. Peut-être. Je m’en fous, ce n’est pas à moi qu’il faut demander de critiquer Schindler.

Je n’aime pas parler de la Shoah. J’ai toujours une peur bleue de dire des bêtises sans m’en rendre compte. Mais Hostel II y appelle. Je tenais à mettre en valeur un autre de ces films qui secouent les beaufs, rappelle que rien n’est jamais acquis, tout ça, qu’il n’y a de frontière à l’horreur que dans les films.

Première frontière : la musique. Sublime. Est = Violon, of course. La BO ressemble ici par moment au magnifique thème (composé après) de Drag Me to Hell. Quand à la lumière, elle est parfaite. On est loin de l’image documentaire qui vire à présent à la facilité dans l’horreur. Les reflets, les ombres dans les couloirs de l’usine, les cadrages et les caches à l’intérieur des cadrages : parfaits, vraiment. On est loin de la série B, même pour les 10 millions de dollars seulement qu’a coûtés le film.

Seconde frontière : le cynisme ludique. La victime devient bourreau. Elle se déguise en faucheuse. Elle n’arrive à s’en sortir que parce qu’elle est riche. Comme les filles de Boulevard de la Mort, qui étaient riches aussi. On fait un film de pauvres, dans un pays pauvre, mais on fait triompher les riches. Même chose avec Boulevard, qui voulait faire pauvre (Grindhouse) mais faisait triompher les riches (la cascadeuse, le mannequin… tout ça.)

Mmmh… Je crois que c’est tout. Bon et si je vous ai convaincues, évidemment (les lecteurs de ceci ayant été, j’en suis sûr, bien moins réticents), attendez-vous à quelques frissons, en plus du plaisir. Personne ne s’en prend aux yeux de personne, si c’est ce qui vous effraie. Mais le bruit du métal rouillé qui glisse contre la peau charnue du dos de la première demoiselle…